Emballement médiatique oblige, une jeune fille d’origine kosovare est devenue depuis peu le symbole de tous les immigrés ballotés entre leur pays et le nôtre. D’où interrogations (sur nos lois, nos règlements, et la manière dont on les applique), commentaires, lycéens dans la rue (pour certains, d’une honnêteté confondante devant un micro, à seule fin de sécher les cours), et re-re-re-débat sur le problème de l’immigration. Avec bien entendu l’amusante simplification journalistique voulant qu’il existe deux attitudes face à ce défi :
La sympa, cool, un peu naïve, fleurant bon le parfum de l’herbe qui se dégage d’un joint fraternellement partagé ; de gauche en fait. Qui se résume à : qu’ils viennent tous, on se serrera un peu dans notre ancienne bergerie transformée en maison bleue et on refera du boulgour et des steaks de soja.
La sévère, réaliste, inflexible, celle qui sent l’eau de javel passée sur les sols qui brillent et ne contiennent pas de germes ; de droite, quoi (sachant que dans cette logique-là, Manuel Valls est de droite) Qui se résume à : qu’ils se cassent tous, on ne s’est pas emmerdé à ranger la baraque et à remplir le frigo pour qu’une bande de dépenaillés se vautrent dans le salon en buvant notre bière.
Sauf que, bien entendu, c’est un peu plus compliqué que ça. Un spécialiste de la question, Pierre Henry, président de France Terre d’Asile, a déclaré : « Un débat binaire expulsion-régularisation s’est imposé, or c’est ridicule d’enfermer un sujet aussi complexe sur cette opposition. » C’est ridicule, et pourtant c’est à ce jeu que se livrent la quasi-totalité des politiques.
J’en ai entendu un seul sortir de cette absurde dichotomie, à sa manière tonitruante et souvent agaçante. Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon. Dommage qu’il suscite (chez moi en tous cas) d’abord l’envie de lui crier : « Calme-toi, Jean-Luc, arrête de gaspiller ton temps d’antenne à expliquer à celui (ou celle) qui t’a posé une question à quelle point elle est idiote, et révèle une crétinerie abyssale qui devrait lui interdire d’être présent(e) face à toi. D’abord c’est exagéré, ensuite c’est dur d’avoir une conversation dans ces conditions, et puis fais comme les autres : si la question ne te plaît pas, n’y réponds pas et dis ce que tu as à dire ». Oui, dommage, parce qu’une fois évacués les monceaux de mauvaise foi et les tombereaux d’invectives, il reste souvent une pensée, non pas originale dans l’absolu, mais inédite pour un homme politique. On peut ne pas être d’accord (cela m’arrive régulièrement), être franchement en désaccord (aussi), mais lui, au moins, sort du petit jeu habituel. Contrairement à Marine Le Pen avec laquelle certains ont osé des rapprochements (à part un certain style rogue, je ne vois pourtant pas le rapport). Dans le cas évoqué, la présidente du Front National se contente de surjouer l’option deux. Mélenchon, lui, développe une analyse dont la complexité dépasse de loin l’habituelle parole politique. Bref, sur le fond du moins (sur la forme il faudrait des progrès), il ne prend pas les électeurs pour des cons. En ce qui concerne l’immigration, il a développé les points suivants :
Le taux d’émigration d’un pays est inversement proportionnel à sa pauvreté. Les très pauvres émigrent peu. C’est logique, il faut un minimum de sous pour partir. On émigre très peu d’Afrique, plus d’Amérique du Sud, beaucoup plus d’Europe de l’Est. Nous vivons dans la crainte de hordes musulmanes et cherchons un nouveau Charles Martel pour les arrêter, alors qu’il faudrait d’abord penser aux plombiers polonais (catholiques, ceux-là, et pas qu’un peu)
L’émigration est d’abord une catastrophe pour les pays qui voient leurs élites partir, car ce sont les gens les plus combatifs, et ceux qui disposent du plus grand nombre d’atouts, qui émigrent. Les pays qui subissent l’émigration rentrent dans un cercle vicieux : en perdant leurs individus les plus qualifiés, ils s’enfoncent encore plus dans la pauvreté.
Ce ne sont pas les personnes qu’il faut arrêter aux frontières, mais les biens. La libre-circulation des biens a engendré des catastrophes. Elle est la vraie responsable de nombre des maux actuels de nos sociétés.
L’unique solution est de tarir la source de l’émigration, en permettant aux pays pauvres de cesser de s’enfoncer. Aucune barrière n’arrêtera les flux migratoires si les écarts continuent à se creuser. Parce qu’il n’y a pas sur Terre de peuples prêts à mourir sans rien tenter.
J’ai trouvé une grande pertinence à cette analyse. Mais la réflexion première que m’inspire l’ensemble de la question de l’immigration est un principe général qui peut s’appliquer à toutes sortes de problèmes : si vous identifiez le Mal quelque part, ne croyez pas que le Bien se trouve à l’opposé ; le Bien (ou plutôt le mieux) se situe au point d’équilibre.
Pour ceux qui pensent que l’ouverture des frontières est le Mal, et que le Bien consiste à fermer les portes à double tour, considérez deux points :
Dans toute l’Histoire de l’Humanité, aucune société n’a survécu à ce type de traitement. S’isoler, c’est s’affaiblir. Puis devenir victime de cet extérieur dont on a voulu se protéger, comme un organisme au système immunitaire privé de capacités à force de ne pas être sollicité. Par le passé, la Chine a décrété ce type de « grand isolement », pour préserver sa culture. Le résultat fut qu’elle perdit une avance technologique sur le reste du monde et qu’elle devint la proie d’autres puissances.
Si vous imaginez pouvoir conserver une bonne conscience en continuant à découvrir que des femmes et des enfants se noient en voulant traverser la Méditerranée sur des rafiots pour atteindre notre Eldorado, tout en décrétant que les portes de cet Eldorado doivent leur rester fermées, bon courage à vous.
Pour ceux qui pensent que la fermeture des frontières est le Mal, et que le Bien consiste à ouvrir les portes en grand, et à accueillir fraternellement tous ceux qui passent, considérez plusieurs points :
Les premiers à venir seront des gens hautement qualifiés qui feront défaut à leur patrie d’origine. Les hôpitaux d’Amérique du Nord et d’Europe sont ravis de recevoir des médecins étrangers qui leur permettent de tourner à plus bas coût. Mais dans les pays quittés par ces médecins, les gens ne sont plus soignés.
Les marchandises passent. En Afrique des poulets congelés importés concurrencent les productions des éleveurs locaux (le coût de la main d’œuvre n’y est pourtant pas faramineux !) et les ruinent. La libre circulation enfonce les pays pauvres dans plus de misère. Ce qui augmente l’émigration. Qui accentue la détresse de ces pays.
Tout le monde n’a pas votre largesse d’esprit et votre grandeur d’âme. Il n’est pas nécessaire d’être très malin pour comprendre ce qui peut arriver dans un continent en crise totalement ouvert aux flux migratoires. Laisser des miettes à d’autres est facile lorsqu’on a une belle part de gâteau, plus difficile lorsqu’on n’a soi-même que des miettes.
Je pense que la solution, si elle est bien sûr difficile à mettre en œuvre, se résume en peu de mots : régulation, contrôle, équilibre. Il semble que l’Humanité ne sache vivre qu’à grands coups de balancier. Le dernier en date est en général nommé mondialisation, alors qu’il doit être plutôt qualifié de dérégulation. Dérégulation, l’inverse de ce qu’il faut faire. Pour moi un mot affreux. Certains trouvent peut être cool qu’il n’y ait pas de règles (« Il est interdit d’interdire ») Je veux juste leur rappeler qu’il est scientifiquement prouvé que 70% des humains sont capables de fonctionner sur un mode coopératif en privilégiant le bien commun. 30% adoptent systématiquement une attitude égoïste et sont totalement indifférents aux problèmes de l’ensemble de la société. Moins il existe de règles, qui sont les seules barrières capables de canaliser les égoïstes, plus ces fameux 30% profitent de la situation. C’est « le renard libre dans le poulailler libre » ; le rêve des ultralibéraux en matière de capitalisme. Nous y arrivons ; nous y sommes. Plus de frontières, plus d’obstacles ; pour rien, ni pour personne. La merveilleuse directive Bolkestein, qui autorise le travail des salariés européens aux conditions de son pays d’origine. Les entreprises qui sous-traitent à des entreprises qui sous-traitent à des entreprises qui sous-traitent à des entreprises qui emploient des travailleurs immigrés clandestins, mais que faire puisque personne ne comprend plus qui est employé par qui ? Les éleveurs français qui se pendent parce qu’ils perdent tout (quand ceux qui produisent la nourriture dans un pays « crèvent de faim », c’est que les choses vont mal) à cause d’un effondrement des cours dus à une concurrence internationale insoutenable. Etc, etc…
Si vous pensez que c’est ça l’enfer dont il est question dans le titre, vous vous trompez. Les « bonnes » intentions de la dérégulation généralisée pavent la voie qui nous conduit en enfer, mais l’enfer viendra quand le coup de balancier partira dans l’autre sens. J’y pense depuis longtemps. J’en ai même fait un roman, « Le Niwaâd ». Et j’espère que ça ne se produira pas.